« Relier l’Europe par le transport ferroviaire à grande vitesse » : la réponse du réseau européen #enTrain à la Commission européenne

Introduction et contexte de cette contribution

Au mois d’avril, la Commission européenne a diffusé une communication sur la stratégie de mobilité durable et intelligente, dans un contexte où elle s’est fixé le but d’atteindre, pour l’année 2050, une réduction de 90 % des émissions de gaz à effet de serre dus aux transports sur le territoire de l’Union européenne (UE). L’initiative s’intitule « Relier l’Europe par le transport ferroviaire à grande vitesse » et donne donc une priorité explicite au développement de la grande vitesse ferroviaire (GVF) pour les liaisons transfrontalières ; les liens d’information utiles sont repris en annexe à cette contribution. La Commission sollicite les parties prenantes pour qu’elles donnent leur point de vue d’ici le 8 mai 2025. Cette réaction de l’association Réseau Européen #enTrain est la version longue de la contribution envoyée à la Commission dans ce cadre.

A titre liminaire, le réseau européen #enTrain rappelle qu’au sens de l’UE, la GVF relève de services ferroviaires utilisant de nouvelles lignes spécialement conçues pour une vitesse opérationnelle maximale supérieure ou égale à 250 km/h et de services utilisant des lignes conventionnelles pour une vitesse opérationnelle maximale supérieure ou égale à 200 km/h.

Le réseau #enTrain partage un certain nombre de plusieurs constats faits par l’appel à contributions, notamment « des coûts élevés de construction des LGV ; (…) l’accessibilité financière des services ferroviaires à grande vitesse pour les voyageurs » ; ou encore le fait que « l’Europe orientale reste mal connectée ».

Tout d’abord, il est avéré que le train est le moyen de transport le moins émissif de gaz à effet de serre au voyageur-kilomètre. Le Réseau Européen #enTrain n’est donc pas opposé dans l’absolu au développement des liaisons internationales en GVF dans certains secteurs qui en sont dépourvus aujourd’hui ; il regrette toutefois la priorité que cette communication leur confère.

La GVF internationale, une fraction minoritaire des besoins de mobilité

Ces services ne concernent en effet qu’une fraction très minoritaire des déplacements. A titre d’exemple, le service Eurostar relie Paris, Londres, soit les deux plus grandes villes européennes, le Benelux et le Land de Rhénanie du Nord Westphalie, soit les zones les plus denses de l’UE, par ailleurs séparées d’une distance relativement faible à l’échelle du territoire de l’Union et avec des trains très majoritairement exploités sur des lignes aptes à 300 km/h, donc où l’effet de vitesse joue à plein. 

Or, malgré ces éléments très favorables à un développement massif du trafic, ce service a transporté 19,5 millions de passagers en 2024, chiffre somme toute assez faible comparé aux services ferroviaires classiques (par exemple, près de 250 millions de déplacements sur le service intérieur de la seule Belgique, toujours en 2024). Quant aux autres services de GVF internationaux, ils ont transporté un nombre de passagers beaucoup plus modeste (de l’ordre de deux millions par an pour le service en TGV et ICE entre la France et l’Allemagne via Strasbourg de « SNCF Deutsche Bahn en coopération »).

Dans l’appel à contributions, la Commission européenne souligne que l’accessibilité financière des services à grande vitesse est un vrai sujet. En effet, lorsque les milieux modestes voyagent sur ces distances, ils utilisent avant tout l’autocar, la voiture (éventuellement en covoiturage) voire l’aviation à bas coûts et ils continueront de le faire, GVF ou pas, car ils sont sensibles au prix plus qu’au temps de parcours. Par ailleurs, ils sont moins mobiles que les milieux aisés et ces services correspondent moins à leurs besoins. C’est pourquoi, d’une manière générale, les trajets en GVF transfrontalière sont surtout effectués par la catégorie la plus aisée de la population, et tout investissement en ce sens a un effet régressif. Et s’ils veulent être rentables, ce qui est l’objectif de la communication, les opérateurs de GVF factureront leurs services à un prix moyen relativement élevé, ces services étant plus coûteux à produire. Même la clientèle de Ouigo, service que les commerciaux de la SNCF présentent comme « low-cost », a en fait des revenus supérieurs à la médiane de la population française et connaît une surreprésentation très marquée des cadres et professions intellectuelles supérieures, qui forment 34 % de la clientèle de Ouigo contre seulement 10 % de la population générale.

Pour toutes ces raisons, le Réseau Européen #enTrain regrette la priorité donnée à la connexion en grande vitesse ferroviaire (GVF) entre les capitales européennes.

Une priorité nécessaire aux liaisons transfrontalière de proximité et aux trains de nuit

Le réseau européen #enTrain estime que la priorité devrait porter sur l’amélioration des liaisons transfrontalières de proximité. En effet, de nombreuses personnes traversent les frontières pour leur trajet de vie quotidienne, en particulier pour aller travailler. Or malgré des initiatives extrêmement bienvenues comme le train des trois pays mis en place entre Aix-la-Chapelle, Maastricht et Liège, ces liaisons sont souvent limitées : ainsi, deux liaisons de proximité seulement (outre une à grande vitesse) traversent la frontière entre la Belgique et les Pays-Bas (il s’agit des liaisons Antwerpen – Roosendaal et Liège – Maastricht).  De la même manière, seulement trois liaisons relient la France et la Belgique (Lille – Tournai, Lille – Courtrai et Maubeuge – Charleroi). Pourtant la frontière belgo-néerlandaise s’étend sur 450 kilomètres et la frontière franco-belge sur 645 kilomètres et sont dépourvues de toute obstacle montagneux notable si ce n’est le massif ardennais. Le nombre de liaisons transfrontalières a donc un potentiel de développement élevé.

Pour la longue distance, la priorité devrait porter sur la remise en place de liaisons en train de nuit entre les grandes capitales. Bien sûr, les opérateurs ont fait des progrès en ce sens par la mise en place de liaisons entre la Suède et l’Allemagne par exemple ou bien sûr les liaisons (co-)exploitées par les chemins de fer autrichiens. Toutefois, ces liaisons nocturnes souffrent de nombreux maillons manquants, à titre d’exemple particulièrement navrant, l’absence de tels services entre Paris et Rome ou Madrid et Lisbonne par exemple nous paraît aberrante. Par ailleurs, en permettant d’effectuer des arrêts intermédiaires, ces liaisons nocturnes permettraient un effet de réseau sans doute meilleur que celui de la GVF en point à point. Ainsi, un train de nuit entre Paris et Rome peut desservir des villes de taille plus modeste comme Dijon ou Parme.

La Commission européenne peut établir un Réseau transeuropéen de trains de nuit « RTE – N » dans le même esprit que le « RTE – T » et favoriser la mise en place de sociétés de location de longue durée de matériel roulant (« ROSCO »).

Ces liaisons en train de nuit évitent la construction de LGV dont l’appel à contributions souligne le coût élevé. Le coût de construction d’une ligne augmente avec la vitesse maximale théorique. Or un audit de la Cour des Comptes Européenne de 2018 démontre que la vitesse réelle pratiqué sur les lignes à grandes vitesses existantes est souvent bien inférieure à la vitesse de conception. Ainsi, l’audit recommande « d’adopter une approche au cas par cas pour décider si une très grande vitesse est nécessaire sur l’ensemble d’une ligne ». Sur base de ce constat, le réseau #enTrain souligne l’importance de mener une évaluation objective et indépendante des besoins de mobilité avant toute construction de LGV.

L’audit de la Cour des comptes recommande également que « dans certaines circonstances, […] l’option qui consiste à moderniser les lignes conventionnelles existantes en vue d’augmenter la vitesse plutôt que de construire une ligne à très grande vitesse devrait également être prise en considération, car elle pourrait permettre de réaliser d’importantes économies de coûts. » Lorsque par exception la mise en place d’une liaison en GVF est manifestement nécessaire, le réseau #enTrain estime qu’il convient de donner la priorité à la modernisation des lignes conventionnelles plutôt qu’à la construction d’une ligne nouvelle ex nihilo.

En Europe orientale : améliorer les relations ferroviaires conventionnelles

Quant aux pays d’Europe orientale, l’appel à contributions souligne à juste titre leur médiocre connectivité ferroviaire internationale ; exemple parmi d’autres, pour parcourir les 350 kilomètres qui séparent Zagreb de Budapest, le meilleur temps de parcours est de 5 heures et 54 minutes soit une moyenne horaire d’environ 60 kilomètres à l’heure. Mais cette médiocre connectivité concerne aussi les relations intérieures : ainsi, Zagreb n’est relié à la troisième ville croate Rijeka que par deux trains directs par jour, dont le meilleur temps de parcours est de plus de quatre heures pour une distance de moins de 200 kilomètres, soit une moyenne horaire navrante, inférieure à 50 kilomètres à l’heure. En Roumanie, les trains sont encore plus lents. A notre sens, la politique de l’Union européenne doit soutenir une amélioration graduelle de la globalité du réseau ferroviaire des pays d’Europe orientale et des Balkans occidentaux, et non les concentrer sur la construction de lignes à grande vitesse internationales. Nous nous étonnons à ce sujet de la faible amélioration des connexions de ces pays, alors qu’ils sont membres de l’UE de très longue date (2004 pour la Hongrie, 2007 pour la Roumanie et 2013 pour la Croatie) et ont fait l’objet de programmes de développement autoroutier, que la Commission a souvent soutenus.

Le cas échéant, il convient d’être vigilant quant aux conséquences du développement de liaisons à grande vitesse sur l’ensemble de la mobilité. La GVF provoque en effet souvent un « effet de rebond », elle génère des déplacements nouveaux, et en ce sens peut contribuer à une certaine « surmobilité », consommatrice d’énergie quand bien même elle est faite en train. Si la GVF peut faire baisser voire disparaître l’avion sur certaines destinations « court-courrier », l’expérience a montré que les compagnies aériennes s’adaptent et développent des marchés soit sur des destinations que la GVF ne dessert pas, soit arrivent à proposer des services meilleur marché que le train.

Bien que la libre circulation des personnes constitue un principe fondateur de l’Union, il convient donc de placer le développement de la GVF dans le cadre d’une réflexion sur le rôle de la mobilité, qui ne doit se développer que lorsqu’elle apporte de réels bienfaits socio-économiques, et en particulier une amélioration réelle de la desserte des territoires pour les citoyens européens. Il ne faut pas s’interdire d’envisager d’en limiter la croissance quand ces bienfaits ne sont pas prouvés voire quand la mobilité a des effets franchement nuisibles, comme cela se produit dans le phénomène du « surtourisme » qui touche un nombre croissant de centres historiques de villes européennes.

Par conséquent, le réseau européen #enTrain rejette le but de multiplier le trafic en GVF par deux d’ici 2030 et par trois d’ici 2050, sauf si cette multiplication se fait exclusivement au détriment du trafic aérien et automobile.

Pour résumer, le Réseau européen #enTrain :

  • estime que la GVF, qu’elle soit internationale ou intérieure, ne concerne qu’une minorité des besoins en mobilité et n’a qu’un intérêt subsidiaire par rapport à la modernisation et au développement des services en trains conventionnels ;
  • soutient une relance d’ensemble des liaisons transfrontalières de proximité, sur le modèle du « train des trois pays » ;
  • soutient une relance d’ensemble des liaisons en train de nuit, notamment par la création d’un RTE – N et un soutien à la mise en place de sociétés de location de longue durée de matériel roulant ;
  • soutient une relance des réseaux ferroviaires transfrontaliers et intérieurs des pays d’Europe orientale et des Balkans occidentaux ;
  • soutient que dans les cas où la mise en place de la GVF est manifestement nécessaire, la modernisation du réseau ferré (à 200 km/h ou plus si c’est possible) doit prendre le pas sur la construction d’une infrastructure totalement nouvelle, qu’on ne doit décider qu’en dernier recours ;
  • estime que le développement de la mobilité n’est pas une fin en soi et doit être limité lorsqu’elle a des conséquences nuisibles, comme lorsqu’elle génère du « surtourisme ».

Liens utiles :

le lien vers l’appel à contributions de la Commission européenne :
https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/14576-Connecting-Europe-through-high-speed-rail_en

le lien vers les contributions envoyées par les parties prenantes, dont celle du réseau #enTrain :
https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/14576-Connecting-Europe-through-high-speed-rail/feedback_en?p_id=50426900

Et le lien vers la contribution courte du réseau #enTrain, de moins de 4 000 signes, dimension demandée par la Commission :
https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/14576-Connecting-Europe-through-high-speed-rail/F3542031_en